L'Express du 27/06/2002
Jean-Marc Benoit
«La révolution, c'est la mobilité»

propos recueillis par Michel Feltin

 

Jean-Marc Benoit, coauteur de "La France à 20 minutes. "


Dans votre livre La France à 20 minutes (1), vous soulignez un paradoxe. D'un côté, les emplois, les services et les commerces sont de plus en plus concentrés sur un nombre réduit de sites. De l'autre, les habitants sont de plus en plus dispersés sur l'ensemble du territoire. Comment s'explique cette apparente contradiction?

Par la révolution de la mobilité. En à peine une génération, presque tous les Français ont eu accès à des moyens de déplacement rapides. Le nombre de trajets est resté à peu près stable, mais la vitesse moyenne de chaque trajet a augmenté. Conséquence logique: sans se déplacer plus longtemps, ils se déplacent de plus en plus loin. Cela a permis, notamment, à une partie des Français de vivre à plus grande distance de leur lieu de travail.

Comment cette révolution de la mobilité s'explique-t-elle?

Bien sûr, par des innovations technologiques, à l'instar du TGV. Mais aussi par l'effort considérable consenti par la France pour l'amélioration de son réseau routier comme de ses transports en commun urbains. Et, enfin, par l'amélioration du niveau de vie, qui a permis une généralisation de la voiture et l'accès plus fréquent au TGV ou à l'avion.

Part de la population à moins de 20 minutes...
... du lycée 91%
... des urgences 88%
... d'une maternité 87%
... d'un hypermarché 79%
... de l'ANPE 91%
Si bien qu'aujourd'hui tous les Français ou presque ont accès aux services de base...

Exactement. 98% de la population habite à moins de vingt minutes d'un supermarché; 91%, d'une ANPE; 87%, d'une maternité; 91%, d'un lycée. Même McDonald's, l'un des symboles de la civilisation urbaine, est accessible en moins de vingt minutes pour 83% de la population. Quant à la récente augmentation du nombre d'entrées au cinéma, elle tient sans doute à la qualité des films, mais aussi et surtout à la création des multiplexes, qui, en s'installant à la périphérie des villes, ont permis de toucher deux Français sur trois dans un rayon de trente minutes, et 87% dans un rayon d'une heure.

Une heure de trajet, n'est-ce pas trop long?

Tout dépend de ce que vous voulez faire. Vingt minutes, c'est le temps du quotidien, le temps moyen du trajet domicile-travail, le temps que l'on met pour aller au lycée ou se rendre à son club de sports. Mais, dès qu'il s'agit d'un service plus rare, on accepte des temps de trajet plus élevés. Quand on va voir un spécialiste dans un grand hôpital, on accepte un déplacement d'une heure ou d'une heure et demie. Mieux: quand il s'agit d'un événement très important - un grand match de foot, un opéra, un congrès, une manifestation - on accepte des trajets encore plus longs. En pratique, cela revient le plus souvent à aller à Paris, la seule ville que n'importe quel Français peut joindre dans la journée de chez lui, en un aller-retour, grâce aux autoroutes, aux TGV, aux avions... C'est pourquoi 90% des événements majeurs s'y tiennent, y compris le Salon de l'agriculture.

Cela veut dire aussi que tous les points du territoire ne sont pas égaux entre eux.

De moins en moins, même. Prenez le TGV. Il relie Paris et Lille en une heure, et le destin de la capitale des Flandres en est changé. En temps de transport, Lille est désormais plus près de Paris que d'Amiens - où le TGV ne passe pas - même si, sur une carte de géographie, c'est l'inverse! Et ce qui est vrai pour le TGV l'est aussi pour l'avion et les autoroutes.

(...)

C'est la fin du kilomètre?

Disons qu'il est plus pertinent de raisonner en temps qu'en distance, en minutes qu'en kilomètres. C'est d'ailleurs ainsi que se décident les choix les plus structurants pour notre vie quotidienne. Quand la direction des hôpitaux réfléchit à l'implantation des services d'urgence, ou quand celle de Carrefour se penche sur la carte de ses hypermarchés, elles raisonnent en fonction de la population desservie dans un rayon de vingt minutes, trente au maximum.

Quelles sont les conséquences de cette approche pour un pays comme la France?

Cela signifie qu'il y a toujours 36 000 communes, mais qu'il suffit de desservir de 300 à 350 pôles urbains pour couvrir l'ensemble de la population. Avec des implantations sélectionnées dans 304 agglomérations, la direction des hôpitaux assure un service d'urgence pour 97% de la population dans un rayon de trente minutes.

Et les 3% restants?

Pas de panique: dans leur majorité, ils se situent à trente-cinq ou quarante minutes du service le plus proche. Au-delà, mieux vaut s'efforcer d'améliorer la mobilité (au besoin, s'il le faut, par l'hélicoptère), que de multiplier les hôpitaux de campagne. Non seulement ce serait ruineux pour le pays, mais ces établissements n'auraient pas suffisamment de patients pour atteindre un niveau de qualité satisfaisant.

Dans ces conditions, la séparation du rural et de l'urbain a-t-elle encore un sens?

La réponse est non, sauf pour les quelques centaines de milliers de personnes qui ont délibérément choisi de vivre le plus possible à l'écart de la civilisation urbaine. Les cartes de «La France des 30 minutes» et même celles de «La France des 20 minutes» englobent des portions de plus en plus importantes de l'univers rural. Ce sont souvent les communes dont la population progresse le plus, ce n'est évidemment pas un hasard. On vit de plus en plus souvent à la campagne, mais on a le mode de vie, les loisirs, la consommation et les exigences de tout citadin.

 

(1) La France à 20 minutes. La révolution de la proximité, par Jean-Marc Benoit, Philippe Benoit et Daniel Pucci. Belin, 2002, 276 p., 24,80 €.