Guy Môquet, Sarkozy et le roman national (extraits)

Par Jean-Pierre Azéma

article paru dans L’Histoire n°323, septembre 2007

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En proposant de célébrer la mémoire d’un jeune résistant fusillé, Nicolas Sarkozy nous invite à interroger son usage de l’histoire nationale mais aussi les rapports ambigus entre mémoire et histoire.

Comme pratique sociale, l’histoire exerce en France une fonction identitaire, comme le droit dans la société américaine, ce qu’avait signifié Charles de Gaulle à Roosevelt. Comme bien d’autres hommes politiques, tentés de l’instrumentaliser, surtout lorsque les élections entrent dans le champ magnétique de la démocratie d’opinion, Nicolas Sarkozy en a fait un large usage.

Dès le 14 janvier 2007 dans son discours d’investiture devant l’UMP, puis le 26 janvier, à Poitiers, les références appuyées à Jaurès, Blum, aux congés payés de 1936, gommaient ses variations droitières. Signifiant ainsi qu’il « avait changé », devenu homme de rassemblement et de consensus, il pouvait de surcroît braconner sur les terres mémorielles de la gauche.

Certes la mémoire de la Résistance est devenue au fil des ans assez consensuelle pour n’être plus réservée à la gauche. Pourtant, le 4 mai, à deux jours du deuxième tour de l’élection présidentielle, Sarkozy surprenait en s’inventant un pèlerinage au plateau des Glières, en mémoire des victimes de la Wehrmacht et de la Milice française. Élu, il évoquait, le 16 mai, au bois de Boulogne, 35 jeunes résistants massacrés par des SS, dans la nuit du 16 août 1944. Ayant fait lire par une lycéenne une des lettres écrites à sa famille par Guy Môquet, avant qu’il soit fusillé, le 22 octobre 1941, il annonçait que cette lettre du jeune résistant (dont il avait déjà cité le nom le 14 janvier 2007) serait lue tous les ans aux lycéens français. Ce projet mérite qu’on réfléchisse aux sens qu’il peut prendre.

Guy Môquet, jeune militant des jeunesses du PCF clandestin, est l’un des 27 otages fusillés dans la carrière de la Sablière près de Châteaubriant. Ils furent parmi les premiers des 814 otages exécutés, entre septembre 1941 et octobre 1943, au titre d’une nouvelle politique mise en oeuvre sur ordre de Berlin. Certes, dès septembre 1940, les Allemands avaient repris une pratique de la Grande Guerre : le choix d’otages, le plus souvent des notables, en vue de sanctionner, surtout pécuniairement, des délits impunis, par exemple des inscriptions injurieuses. Mais avec les premiers attentats contre les officiers de la Wehrmacht, la politique change totalement, tant par le nombre des exécutions que par l’idéologie qui préside au choix des fusillés.

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C’est la plus haute instance de l’administration militaire d’occupation, le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF, le commandement militaire en France), qui, jusqu’en juin 1942, dirige cette politique. Bien que son chef, Otto von Stülpnagel, moins laxiste qu’on ne l’a dit outre-Rhin après guerre, ait déjà fait fusiller, en septembre 1941, 15 otages, Keitel et Hitler lui enjoignent de durcir et d’orienter politiquement la répression. L’ordonnance du 28 septembre, dite « code des otages », précisait que le MBF choisirait en priorité des personnes déjà internées, notamment des « communistes » et « anarchistes ». Il s’agissait de persuader l’opinion française que les activités ou la propagande d’hommes à la solde de Moscou et de la « juiverie » n’avaient rien de patriotique.

Les « Judéo-bolcheviks » furent donc, à l’été 1941, après le déclenchement de l’opération Barbarossa, les premiers visés par cette répression idéologique. La stratégie du PC, parti révolutionnaire marxiste-léniniste, amendée par des ajustements tactiques – les fameuses « lignes » –, visait la conquête politique du pouvoir. Et depuis sa bolchevisation des années 1920, il devait impérativement défendre la « patrie du socialisme » et, donc, les directives du Komintern, en fait de Moscou.

On sait que Staline imposa deux tournants : en octobre 1939, la thèse de la « guerre interimpérialiste » prit le contre-pied de la ligne antifasciste privilégiée depuis 1935 ; puis, à la fin du printemps 1941, était préconisée la lutte à mort contre les puissances de l’Axe, et avant tout l’Allemagne nazie. Le PCF clandestin, dissous le 26 septembre 1939 pour avoir approuvé l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge, avait combattu sans ambages Vichy, mais sans viser spécifiquement l’occupant. En juin 1941, après l’opération Barbarossa lancée contre l’URSS, tout le PCF entrait en résistance, (...).

C’est ainsi que Spartaco Guisco, un ancien des Brigades internationales, flanqué de deux membres des Jeunesses communistes, Marcel Bourdarias et Gilbert Brustlein, à Nantes, firent dérailler un convoi de permissionnaires allemands. Puis le lundi 20 octobre 1941, Gilbert Brustlein tuait le lieutenant-colonel Fritz Hotz, Feldkommandant de Nantes, croisé par hasard. Otto von Stülpnagel, en accord avec Berlin, programmait alors l’exécution sous quarante-huit heures de 50 otages et de 50 autres si l’auteur de l’attentat n’était pas arrêté.
Le meurtre du Feldkommandant entraîna l’application du « code des otages », à Nantes et plus encore à Châteaubriant. Sur les 222 communistes transférés depuis avril-mai 1941 au camp de Choisel, furent désignés non seulement des personnalités politiques (Charles Michels, député de Paris depuis 1936), une bonne quinzaine de responsables syndicalistes de l’ex-CGTU (Timbaud, Poulmarc’h, Grandel, maire de Gennevilliers…), mais aussi un médecin, un professeur de lettres d’origine vietnamienne, des instituteurs, un étudiant arrêté à la manifestation du 11 novembre 1940, ou encore des membres des Jeunesses communistes inculpés pour distribution de tracts, bref, des échantillons de l’ensemble du peuple communiste.

Guy Môquet avait le profil. Son père, Prosper, un cheminot fils de petits cultivateurs, responsable syndical à la CGTU, membre du PCF, avait été élu député en 1936 dans le quartier parisien des Épinettes. Guy, son fils aîné, membre des « Pionniers », quittait le lycée Carnot, après que son père, déchu de ses fonctions de député, condamné à cinq ans de prison, eut été incarcéré en mars 1941 dans la centrale algérienne de Maison-Carrée. Guy Môquet, entré dans les Jeunesses communistes réorganisées clandestinement, fut arrêté sur dénonciation pour avoir distribué des tracts par deux policiers français, le 13 octobre 1940. Emprisonné à Fresnes, seulement placé en liberté surveillée par la 15e chambre correctionnelle, il est interné administrativement en vertu de décrets pris à l’encontre des communistes, et rejoint le camp de Choisel le 16 mai 1941.

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Si les Allemands prenaient les choses en main, il ne fait aucun doute que les hommes de Vichy participèrent à la désignation des otages ; et tout particulièrement Pierre Pucheu, le ministre de l’Intérieur, un obsédé de l’anticommunisme, désireux également d’affirmer la souveraineté française dans la répression. D’ailleurs, jusqu’en juin 1941, c’étaient les policiers français qui avaient traqué les communistes, les Allemands se désintéressant apparemment de cette lutte. Deux membres du cabinet de Pucheu se signalèrent par leur zèle, même si l’histoire a quasi oublié leurs noms ; et Bernard Lecornu, l’ambitieux sous-préfet de Châteaubriant, joua un rôle d’intermédiaire beaucoup plus actif qu’il ne l’a admis en 1944. Et si, au final, c’est le MBF qui trancha, sur les 27 fusillés, 17 figuraient sur les listes dressées par Pucheu et consorts.
(...). De Gaulle, dans l’émission « Honneur et patrie » du 23 octobre, eut peu de succès en préconisant pour le 31 octobre un « garde-à-vous national » de cinq minutes.
Reste que, trouvant normal d’abattre des Allemands occupant la France, il célébrait le geste de « garçons courageux », tout en soulignant, parce qu’il avait la charge de conduire la guerre, que la tactique excluait pour l’heure de s’exposer à des représailles.

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Le PCF, sans revendiquer immédiatement la paternité des attentats, sut valoriser le sacrifice des 27. Châteaubriant représente un idéal-type de la mémoire communiste et de son usage stratégique : le Parti ne peut se tromper, il incite à se surpasser et oeuvre pour des lendemains qui chantent, etc. Tous les suppliciés étaient, en effet, communistes (alors qu’à Nantes ou à Bordeaux l’occupant avait volontairement fusillé également des « gaullistes ») et presque tous demeurés fidèles à « la ligne ». Les communistes étaient donc les meilleurs des patriotes, et l’internement précoce de certains d’entre eux suggérait que la résistance communiste datait du début de l’Occupation, ce qui gommait l’image déplorable des errements d’avant l’été 1941.

Aragon, sur la demande de Duclos, se chargea d’ériger un « monument » aux 27, avec un recueil, intitulé Les Martyrs, sorti dès février 1942 aux Éditions de Minuit. Plus tard, La Rose et le Réséda, un des poèmes les plus connus de la Diane française, était dédié « à Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves, comme à Guy Môquet et Gilbert Dru [un étudiant catholique massacré à Lyon] », donc à ceux qui croyaient au Ciel comme à ceux qui n’y croyaient pas.

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Le PCF qui se voulait le « parti des 75 000 fusillés » a continué de commémorer l’exécution des 27, notamment en suscitant l’érection dans la carrière de la Sablière d’un monument national des fusillés de la Résistance. La commémoration ne fut bouleversée qu’en 1991, quand le vrai résistant Gilbert Brustlein tenta de s’opposer à Georges Marchais, secrétaire général du parti qui – comme on le sait – fut tout sauf résistant. Le déclin politique du PCF, l’analyse critique, bienvenue, de son histoire, expliquent peut-être le fait qu’après avoir été célébrée la résistance des communistes est – bien à tort – presque passée sous silence.

Nicolas Sarkozy, tirant Guy Môquet d’un relatif oubli (malgré le nombre de rues et même une station de métro portant ce nom à Paris où est rappelée de manière assez allusive son exécution), a suscité des polémiques. Il ne s’agit pas de débats d’ordre partisan, puisque après quelques réticences, Marie-George Buffet a donné quasiment son aval. Il n’est pas non plus question que la gauche résistante s’arroge le monopole de la mémoire.

Mais il ne faudrait pas que cet usage, apparemment émouvant, d’une lettre touchante mais singulièrement dépourvue de considérations politiques, notamment à cause de la censure allemande, empêche de préciser que si dans la Résistance n’ont pas milité seulement des femmes et hommes « de gauche », si tous les hommes politiques de droite ne se sont pas retrouvés à Vichy, ce sont bien des hommes de la droite d’alors qui, par haine de la gauche, ont aidé l’occupant à établir la liste des 27 suppliciés.

Le second débat concerne l’enseignement. Le directeur de Libération, de surcroît bon connaisseur d’histoire, Laurent Joffrin, affirmant « Oui, il faut lire la lettre de Guy Môquet », assurait qu’il revenait au pouvoir politique de trancher si nécessaire en matière d’enseignement de l’histoire. C’est ce qu’un certain nombre d’entre nous, universitaires et enseignants d’histoire, ne sauraient admettre.

Sans doute l’histoire n’appartient-elle pas qu’aux historiens. Il est du rôle de la représentation nationale comme du président de la République de proposer, susciter commémorations et hommages, mais non d’édicter ce que l’on doit enseigner. Rappelons que, en juillet 1995, Jacques Chirac a fait repentance pour l’attitude de l’État, de la France, dans les déportations des Juifs de France ; c’était la parole du chef de l’État, elle comptait, ce n’était pourtant pas la vulgate et le texte eut d’autant plus de retentissement qu’il n’était assorti d’aucune obligation.
Son successeur ferait bien de méditer cet exemple. Beaucoup refusent l’idée de cette caporalisation mémorielle : une lettre lue dans tous les établissements scolaires, tous les ans, le même jour, sinon à la même heure ?, quasiment au garde-à-vous ? Laissons donc les enseignants organiser leur cours comme ils l’entendent et, s’ils font le choix de cette lettre, ils sauront la lire au bon moment, mise en perspective par les travaux qui l’éclairent.

 

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