Pendant la visite d’Auschwitz, j’avais mon appareil photo à la main et je prenais des photos. Très vite, j’ai eu l’impression que je ce que faisais était obscène. J’étais un voyeur, ou un touriste, ce qui revient au même. En tout cas, je n’étais pas à ma place. Là où j’avais l’impression que s’imposaient le recueillement, l’émotion, le silence, je besognais avec mon petit appareil pour retourner à Vallauris avec des photos utilisables pour le compte rendu des élèves.

Au-delà de ma gêne de visiteur lambda, je crois que ce que j’ai ressenti n’est pas anecdotique. Pourquoi ce « voyage de la mémoire » ? Quelle signification cela a-t-il ? Qu’attendions-nous de ce voyage ? Ce qui s’est passé là, nous le savons, nous l’avons étudié, nous avons lu des témoignages, des récits, des analyses historiques. Qu’est-ce que cela apportait de plus, d’aller sur place ? Etait-il vraiment nécessaire d’aller faire les touristes sur place ? Ou y a-t-il autre chose ?

A Auschwitz I, j’ai eu une drôle d’impression. Tout était trop propre, trop joli. Les allées, bien nettoyées, les arbres bien taillés … et comble de l’ironie, un soleil printanier entre deux averses. Le ballet des guides, réglé comme du papier à musique : cinq minutes ici, dix là .. ne pas s’arrêter trop longtemps, pour laisser passer le groupe suivant … L’impression d’un décor de cinéma. Ces images déjà vues en photo, donc déjà connues. L’impression de retrouver exactement ce que je m’attendais à voir. Dans le musée, l’horreur attendue des amoncellements de chaussures, des vêtements de bébés, des valises, des lunettes, des cheveux …

Pourquoi ai-je ressenti cette gêne face à cette difficulté à me recueillir ? Finalement, j’ai arrêté de prendre des photos. J’ai simplement regardé ce qui était devant moi. Des objets. Qui avaient appartenu à des personnes. Il y a 60 ans. Disparues. Des femmes, des enfants, des hommes.

Cinq millions. Je ne sais pas imaginer cinq millions de femmes, d’enfants, d’hommes. Je ne peux pas prendre la mesure de ce qui s’est passé. Cinq millions, c’est des nombres, des mathématiques, pas des êtres humains, pas la vie … je crois que c’est ça qui est gênant : être là, sur les lieux du crime, de l’horreur, de l’indicible, et ne pas savoir. Je veux dire, ne pas en savoir plus que si je le lis dans un livre.

Je crois que c’est à Birkenau que j’ai vu autre chose. Une partie du camp, de l’immense camp, est « conservée » en l’état : probablement restaurée. Le bois des miradors est trop frais, les barbelés pas assez rouillés … Sans doute ces éléments restaurés ressemblent-il plus à ce qu’ils étaient en 42, 43, 44 : les barbelés étaient neufs et la résine devait encore suinter des poteaux des miradors … mais on est encore dans le décor, dans l’image, finalement dans la mise en scène et dans l’irréalité …

Non, à Birkenau, ce qu’enfin j’ai vu et que je n’avais pas lu dans les livres, c’est autre chose. Dans cette plaine immense, seule une partie des baraquements sont entretenus ou restaurés. Des milliers d’autres, il ne reste que la rangée de briques de fondation, et la cheminée du « poêle ». Des fours crématoires et des chambres à gaz, il ne reste que des pans des murs. Les rails sont toujours là et s’arrêtent au bout de nulle part. Il y a les rails, le chemin parcouru, les derniers mètres du chemin, et autour rien, du vide, des traces infimes, des briques, des ruines. Et dans ce vide, dans ce rien, une absence est là. C’est là, dans ce creux, dans ce néant, que j’ai ressenti l’immensité du crime. Que j’ai un tout petit peu eu l’impression de l’existence de toutes ces victimes. Tout ce vide, comme la marque en creux de toutes ces vies détruites.

La difficulté à prendre conscience de la réalité du massacre fait peut-être partie de la réalité du massacre lui-même. Après tout, la plupart des juifs déportés eux-mêmes ne savaient pas la vérité et ont cru ou voulu croire aux fictions que construisaient les nazis : le camp de travail, la douche … Les chambres à gaz détruites pour ne laisser aucune trace de la Shoah. Les mots pour ne pas dire les faits : solution finale … La trivialité des faits visibles, des chemins, des voies, des clôtures, des tours … La banalité du camp pour cacher le crime absolu. Annah Harendt parlait de cela : la normalité du crime. Les bourreaux qui ne ressemblent pas à des monstres, mais à d’humbles fonctionnaires zélés. C’est cela qui transpire de ce camp : pour tuer cinq millions d’êtres humains dans un inimaginable programme d’extermination raciste, il suffit de mettre en marche une machine administrative.

C’est aussi cela qui me ramène à aujourd’hui. Ce n’est pas fini. Aujourd’hui encore je peux regarder les images des crimes contre l’humanité au journal télévisé à l’heure du repas, et la Terre continue de tourner. C’est donc si peu de choses un être humain ?

Non. Savoir dire NON. Peut-être est-ce cela que j’ai entendu à Auschwitz.

 

Bernard Gassin. De retour du voyage de la mémoire à Auschwitz, mai 2004.